Yennayer, mutations et menaces de folklorisation

Yennayer n’est pas un rituel où l’on verse du sang pour des divinités fantasmagoriques ! C’est un patrimoine immatériel de notre civilisation qui a traversé les époques et triomphé de l’adversité grâce à son contenu, ses valeurs et ses messages humanistes, tolérants et modernes ! L’officialisation de Yennayer comme fête nationale inscrite dans le calendrier de l’Etat est un moyen institutionnel de protection de ce patrimoine menacé de folklorisation par les cultures dominantes assujetties à la mondialisation. Durant cette dernière décennie Yennayer connait des mutations irréversibles qu’il est nécessaire d’analyser pour reprendre l’initiative de la création culturelle contre la folklorisation mortifère.
Par Rachid Oulebsir
Yennayer survivance miraculeuse
Yennayer , La porte de l’année amazighe 2969 s’ouvre avec des formes nouvelles et un fond disparate souvent en dehors des valeurs que ce vecteur de résilience culturelle populaire a véhiculé depuis près de 3000 ans . Ce patrimoine qui a survécu dans les années de braise de la colonisation s’est paradoxalement perdu et appauvri avec le retour de la paix et de l’indépendance ! Il se retrouve atomisé, parcellisé. Chaque région , chaque communauté culturelle amazighe , Targuie, Chaouie, Kabyle , Mzabi ,Chenoui , Zenâtie , Chelhie , Rifie .. a gardé un ou deux gestes qu’elle reproduit sans comprendre le sens et la portée civilisationnelle.
Yennayer se déroule de nos jours en une seule soirée dans l’intimité familiale mais également sous forme de manifestations culturelles villageoises et citadines qui durent d’une journée à trois jours selon les villages et les organisateurs.
Nous avons recensé quatre types de changements dans l’événement symbolique de la culture Amazighe. Des modifications formelles dans l’espace d’expression , la durée de la fête, mais également des mutations essentielles qui ont affecté ses fonctions rituelles et les rapports des citoyens à cet événement majeur de leur interprétation de l’univers.
Mutations dans l’espace
La nouveauté est la sortie de Yennayer du milieu familial intime vers l’espace public urbain et villageois. Chaque village, chaque quartier de ville le fête à sa façon, la modernité et le coté artistique ont pris le dessus sur le coté gastronomique qui demeure néanmoins présent ! les causes de ce transfert culturel spatial sont à chercher dans l’exode rural, l’ Urbanisation, le mode de vie salarial, la mondialisation de l’imaginaire festif, l’ imitation des cultures dominantes … Mais également dans la conquête de l’espace public, de sa récupération comme terrain d’expression des luttes citoyennes comme prolongement naturel et substitution à l’espace familial qui a éclaté.
Mutations temporelles :
Autrefois fêté en trois jours, Yennayer est célébré de nos jours en une soirée dans le milieu familial et durant deux à trois jours mais sur l’espace public (Ecoles , salles de fêtes, maisons de jeunes, voire places publiques …)
La déliquescence de l’autorité villageoise traditionnelle ( Institution de Tajmaɛt ayant rendu l’âme) a fait transférer l’initiative communautaire vers le pouvoir central qui a établi le calendrier des jours fériés n’incluant pas les fêtes amazighes dont yennayer , Amenzu N tefsut ,Timechret Uzemmur , Iwedjiven,…). Ce n’est qu’à la fin de l’année 2017 que ce travers a été corrigé.
Mutations du sens rituel : le piège de la folklorisation
Le côté sacré a périclité. La journée s’est banalisée, perdant de son aura ! Le sens rituel s’est perdu. Les motivations de la fête ne sont plus les mêmes. Certains fêtent Yennayer sans savoir pourquoi !
– le transfert de connaissances et de savoir-faire ne s’opère plus :
– la chasse s’est perdue (savoir-faire et rapport à la nature)
– la sortie forestière et environnementale a disparu (Connaissance de
la faune et de la flore)
-l’accompagnement des enfants au souk ne se fait plus (la découverte de l’espace public par les enfants avec leurs parents qui leurs transmettent les valeurs comportementales)
-Dans la soirée de Yennayer, le coté légendes et contes s’est perdu avalé par la télévision. L’appauvrissement de la langue et la mort de la mythologie, de l’imaginaire amazigh par rapport à l’univers .Le processus de déculturation s’accélère.
En passant du domaine intime, (intérieur clos), à l’espace public (extérieur ouvert) Yennayer s’est également accompagné d’une mutation du contenu et du sens.
En général l’appauvrissement du rituel est notable. On ne sait plus pourquoi on le fête ! Quelle signification revêt le rite et quelles en sont les portées éducatives et les buts visés sur le lien social. Il est réduit dans de nombreux villages à un simple dîner un peu spécial!
Nous constatons néanmoins que les citoyens font renaitre les racines identitaires par des expositions, des récitals, des conférences, des ballets, des galas … l’effort demeure dans le quantitatif sans atteindre les anciennes missions du rituel d’ouverture de la nouvelle année. Yennayer est guetté par la folklorisation comme tous les repères identitaires amazighs
Mutations de l’esprit créatif : de la création à la consommation
Le changement le plus irréversible est sans doute ce passage des aptitudes du citoyen de l’état de créateur culturel à celui de consommateur de gadgets importés.
A l’origine c’était les hommes, les femmes et les enfants du village qui créaient leur fête ! Ils la vivaient dans le cadre d’une collectivité soudée par un puissant lien social, en organisant leur environnement, en fabriquant leurs produits , en rivalisant dans la créativité artistique, en décorant leurs fétiches , en élaborant leurs formes d’expression culturelles ( contes, poèmes, carnavals , danses, chants , randonnées , nettoyages, visites ,recueillements …)
Aujourd’hui le citoyen est un individu isolé seul face aux règles du marché. C’est un consommateur sans initiative créatrice. Il achète et consomme. Il sera un spectateur dans une pièce de théâtre, un visiteur dans une exposition, un auditeur dans une conférence …
Sauvegarder les valeurs universelles de Yennayer
Yennayer a résisté parce qu’il a constitué durant des milliers d’années le creuset des valeurs civilisatrices universelles. A travers sa célébration rituelle la société réactive les valeurs qui nous lient à l’humanité, les cultive et les transmet aux jeunes générations
- La fidélité aux origines à travers le transfert de la mythologie ;
- la liberté d’expression et de création culturelle ;
- la propreté ;
- l’autonomie citoyenne ;
- le partage ;
- la solidarité ;
- l’hospitalité ;
- la créativité ;
- le respect de l’environnement et de l’écologie ;
- la consécration rituelle de la supériorité de la nature sur l’homme !
Moderniser Yennayer
Conscient des menaces de banalisation et de folklorisation qui pèsent sur Yennayer , de nombreux acteurs s’impliquent dans la création culturelle ,la transmission des repères et des valeurs, dans l’habillage du cérémonial du repas par le burnous culturel , du théâtre populaire, de l’Ourar (Chants et danses), des expositions et des conférences pédagogiques sur les contenus socio économiques de la civilisation amazighe, sur les pratiques de soins, les savoir-faire de l’artisanat qui ont survécu ( art culinaire , tissage ,poterie, bijouterie, apiculture ,construction…)
La prise de conscience est là ! Nous commençons à comprendre qu’il nous appartient de réfléchir sur nous-mêmes et notre culture et notre pensée amazighe liée à la modernité, leurs pratiques et leurs effets sur l’équilibre de la société.
Il n’est pas question de ressusciter des archaïsmes, des reflexes de sectes, mais d’adopter des formes nouvelles de création interactives où le citoyen sera créateur et non simple consommateur passif. Nous devons surtout éviter d’être enfermés dans les clichés sauvages des rituels sanguins et poussiéreux , pièges savamment posés et entretenus par la pensée intégriste rétrograde .
De nombreuses associations à travers notre vaste pays font des efforts remarquables. Malgré des moyens dérisoires, l’efficacité est souvent au rendez-vous. Des exemples heureux à suivre ; les réseaux sociaux sont parsemés de ces bonnes nouvelles de renaissance de Tamazight dans les faits !
Rappelons que la civilisation amazighe a donné à l’humanité des apports essentiels , l’un des tous premiers calendriers agraires complet avec des notions de météorologie, le premier roman de l’humanité ( Apulée de Madaure) , les premières caricatures sur roches ( gravures rupestres du Tassili ) et aujourd’hui le Couscous de nos grand-mères célébré par Yennayer est l’un des plats les plus consommés dans le monde loin devant les mets des gastronomies des pays dominants. Nous sommes fiers d’appartenir à la civilisation amazighe.
Assegwas Ameggaz 2969
Rachid Oulebsir